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Littérature anglaise - Page 43

  • Bascombe en retrait

    En toute franchise de Richard Ford (Let Me Be Frank with You, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun) est un de ces romans qui se bonifient en cours de lecture. A suivre Frank Bascombe, agent immobilier retraité, faisant le plein dans une station-service, écoutant la radio, continuant son « inventaire personnel des mots qui, selon (lui), ne devraient plus faire partie de la langue, orale ou autre » – il a « la conviction que la vie consiste à se délester progressivement pour atteindre à une essence plus solide » –, on se demande d’abord où on va (vieillir, nous le faisons tous).

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    A soixante-huit ans, il aimerait que « quelque chose de sympathique » lui arrive encore. La veille, sa seconde femme, Sally, l’a réveillé pour lui passer le téléphone : c’était Arnie Urquhart, à qui il a vendu sa maison en bord de mer à Sea-Clift avant de se réinstaller à Haddam. L’ouragan Sandy l’a mise sur le flanc, la tempête a dévasté la côte ; Arnie voudrait un conseil – quelqu’un lui propose de racheter le terrain – et bien qu’il ne soit plus dans le métier, Frank accepte d’y aller.

    Sally lui raconte à quel point elle a été secouée par ce qu’elle a lu à propos du soulèvement des Indiens du Dakota en 1862 : trente-huit guerriers sioux ont été pendus alors, et juste avant de mourir, ils ont crié, hurlé sur le gibet « Je suis là », comme une ultime affirmation de leur force. « Je suis là » est le titre de la première des quatre parties du roman de Richard Ford (deux fois plus court que son fameux Canada).

    A Sea-Clift, son ancienne rue a été emportée « par le train fou du changement climatique », « balayée ». Frank réalise « à quel point les maisons sont quantité négligeable, une fois qu’elles ne sont plus là. Le monde reprend ses droits, sans effort, en douceur presque, rendu à lui-même. » Arnie, en huit ans, a terriblement changé après une série d’implants pour « mettre son apparence physique en phase avec son moi profond : décidé, énergique, sans âge », la tête « couronnée d’une forêt de follicules qui insulte le naturel ». Habillé chic, il jette un regard impitoyable sur Frank et sa voiture minable, puis l’étreint avec une force inattendue en le rassurant – « Ça pourrait être pire, Frank. »

    Un peu avant Noël, une autre rencontre : une inconnue se tient devant sa porte, une femme noire en manteau rouge vif et bottes luisantes, dans la cinquantaine. Ce n’est pas une paroissienne qui vient solliciter des dons, elle est un peu embarrassée puis finit par s’expliquer. Elle a grandi dans la maison qu’occupe Frank à Haddam, elle s’excuse de le déranger. Il l’invite à entrer jeter un coup d’œil à son aise – pendant qu’il prépare sa chronique mensuelle pour un magazine à destination des troupes qui rentrent de pays en guerre. Il est loin de s’attendre à ce que sa visiteuse va lui révéler.

    En toute franchise déroule une sorte de travelling en quatre séquences dont Frank Bascombe est le héros, le plus ordinaire qui soit. On le suit dans ses occupations de retraité, dans ses rapports avec les autres, notamment avec sa femme, sa fille avec qui il ne communique que par téléphone, son ex-femme malade, Ann Dykstra, installée dans une résidence ultra chic à environ vingt minutes de chez lui. Ils ont perdu un fils près de qui elle voudrait être enterrée.

    Avec l’âge, inévitablement, on devient plus familier de la maladie et de la mort. Quoique Frank, « émissaire » de Richard Ford depuis Un week-end dans le Michigan (1986), ait balisé son mode de vie pour rester en retrait, accueillir le jour présent avec le sourire et vivre le temps qui lui reste en toute liberté, il n’est pas sourd à ce que les autres attendent de lui. Et le roman – « admirable questionnement sur le lien à l’autre et le don de soi » (Nathalie Crom, Télérama), « jeu de massacre » (André Clavel, Le Temps) – nous touche par la franchise, oui, la sincérité avec laquelle le narrateur décrit ses réactions, sans forfanterie ni faux-fuyant. « “En toute franchise” de Richard Ford, les mots et les maux » (Les Inrocks) est pourtant drôle aussi – et très humain.

  • La vie réelle

    brontë,charlotte,le professeur,roman,littérature anglaise,apprentissage,société,enseignement,amour,bruxelles,culture« Si les romanciers observaient consciencieusement la vie réelle, les peintures qu’ils nous donnent offriraient moins de ces effets de lumière et d’ombre qui produisent dans leurs tableaux des contrastes saisissants. Les personnages qu’ils nous présentent n’atteindraient presque jamais les hauteurs de l’extase et tomberaient moins souvent encore dans l’abîme sans fond du désespoir, car il est rare de goûter la joie dans toute sa plénitude, plus rare peut-être de goûter l’âcre amertume d’une angoisse complètement désespérée ; à moins que l’homme ne se soit plongé, comme la bête, dans les excès d’une sensualité brutale, qu’il n’y ait usé ses forces et détruit les facultés qu’il avait reçues pour être heureux. »

    Charlotte Brontë, Le professeur

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    Avis aux amateurs : les concerts gratuits du vendredi midi (12h30) ont repris dans le jardin de la Maison des Arts.
    Tout le programme de la Guinguette 2016 sur Schaerbeek.be

  • Brontë à Bruxelles

    Le professeur de Charlotte Brontë est un roman posthume, le premier qu’elle ait écrit, paru sous le pseudonyme de Currer Bell en 1857. Le titre donné par Catherine Rihoit à sa préface, « Portrait d’une solitude », souligne le trait dominant de William Crimsworth, un orphelin que rien ne destinait a priori au métier de professeur d’anglais à Bruxelles – Charlotte Brontë elle-même y a enseigné.

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    Le roman s’ouvre sur une lettre que le héros adresse à un ancien camarade d’Eton, où il lui résume ce qu’il est devenu depuis leurs études. Ses oncles ne lui ayant proposé que deux voies qui lui déplaisent, l’Eglise (la cure de Seacombe) et le mariage (avec une de ses cousines), son manque de fortune ne lui laisse qu’une possibilité : l’industrie. Edward, son frère aîné de dix ans, a repris l’usine de leur père et accepte de le caser « si la chose était possible ».

    C’est donc à Crimsworth Hall que le récit commence : William y est accueilli avec une extrême froideur. Il connaît le français et l’allemand, son frère l’engage « en qualité de second commis pour traiter la correspondance étrangère » avec un salaire minimum et le prie de se trouver un logement en ville. Un peu d’épargne accumulée à Eton permet à William de louer « une petite chambre et un cabinet fort modestes ».

    Invité comme les autres employés à la fête d’anniversaire du « maître », ignoré par son frère et sa belle-sœur, William s’éloigne de la salle de danse pour se réfugier dans la salle à manger où il retrouve avec émotion le portrait de sa mère. Monsieur Hunsden, un propriétaire d’usine, qui l’admire aussi, lui manifeste de l’intérêt et s’étonne franchement de voir travailler William dans une maison de commerce, métier pour lequel son caractère « aristocratique » ne lui semble pas fait du tout.

    Ce travail routinier lui déplaît, son frère le traite mal, mais que faire d’autre ? Lorsque M. Hunsden réapparaît sur son chemin et l’invite chez lui, il accepte d’aller le voir et de discuter avec lui de son avenir. Le jour où son frère, furieux, lui fait une scène pour l’avoir calomnié en ville – il n’en est rien, mais Hunsden, lors d’une réunion, a traité Edward de « tyran domestique » –, c’en est trop. William démissionne sur-le-champ. Hunsden s’en réjouit, lui offre un peu d’argent et une lettre de recommandation pour une de ses connaissances à Bruxelles.

    « Peut-être, lecteur, n’êtes-vous jamais allé en Belgique ; peut-être ne connaissez-vous pas la physionomie de cette contrée, dont les lignes sont gravées si profondément dans ma mémoire ? » Voici donc William Crimsworth à Bruxelles où on lui propose d’enseigner le latin et l’anglais dans une grande institution dirigée par M. Pelet, un homme dans la quarantaine.

    « Peu à peu les obstacles s’aplanirent devant moi. J’avais, en moins de cinq ou six semaines, vaincu les difficultés inséparables de tout début dans une carrière nouvelle. Je parlais maintenant le français avec assez de facilité pour être à l’aise en face de mes élèves. Je les avais mis tout d’abord sur un bon pied. Et, comme je sus les y maintenir, jamais l’idée de révolte ne germa parmi eux : chose extraordinaire pour des Flamands, et qu’apprécieront tous ceux qui connaissent les usages des pensions belges et la manière dont les élèves s’y conduisent avec leurs professeurs. »

    Le nouveau professeur est bientôt présenté à Mlle Zoraïde Reuter, la directrice d’un pensionnat de jeunes filles voisin, qui cherche un professeur de confiance. Un jeune professeur masculin face à des jeunes filles pleines d’assurance… William Crimsworth est mis à l’épreuve dès la première leçon. Le professeur de Charlotte Brontë est un roman d’apprentissage ; à chaque étape, le personnage affronte ses doutes, ses craintes, l’inconnu, dans sa profession comme dans ses rencontres. Mlle Reuter s’intéresse à lui, lui s’intéresse surtout à ses élèves, et plus particulièrement à l’une d’elles, ce qu’elle ne pourra tolérer.

    Les états d’âme du héros sont évidemment détaillés tout au long de cette histoire ; à l’époque, les bienséances et les codes sociaux gouvernent strictement les relations entre les gens et particulièrement entre les hommes et les femmes. L’intérêt de Charlotte Brontë pour l’enseignement, les rapports entre professeurs et élèves, la question de l’autorité, est manifeste. Son premier roman mêle l’observation sociale à l’analyse des sentiments dans ce récit du cheminement personnel d’un jeune homme pauvre et imparfait qui cherche sa voie.

  • Carol dans le texte

    Adapté avec succès au cinéma, Carol est d’abord un roman de Patricia Highsmith publié en 1952 sous le titre The Price of Salt (Les eaux dérobées, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle de Lesseps). Dans son avant-propos de 1989, la romancière rappelle qu’en 1948, elle travaillait comme vendeuse dans un grand magasin de Manhattan pour la période des fêtes de fin d’année, au rayon des jouets, et que c’est là que surgit un matin « une femme blonde en manteau de fourrure ». Est-ce son vison ou la lumière qui semblait se dégager d’elle ? Inspirée par cette « apparition » troublante, elle écrit le soir même « toute l’histoire de Carol », environ huit pages.

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    http://www.autostraddle.com/see-the-fascinating-evolution-of-cover-art-from-12-legendary-queer-books-176085/

    L’inconnu du Nord-Express, son premier roman, est publié en 1949 et peu après vendu à Hitchcock ; on lui conseille d’en écrire un autre du même genre. Or elle a l’histoire de Carol en tête, achève de l’écrire deux ans plus tard et le propose sous pseudonyme, pour ne pas être « étiquetée comme auteur de romans lesbiens ». Son éditeur n’en veut pas, un autre le publie : il récolte « quelques critiques sérieuses et honorables », mais l’édition de poche, un an après, se vend à presque un million d’exemplaires. Des mois durant, elle reçoit sous le nom de Claire Morgan de nombreuses lettres. Dans la postface, Highsmith revient sur cette époque et les raisons de ce succès.

    Voici donc Therese (sic) Belivet, dix-neuf ans, à la cantine du grand magasin Frankenberg : elle relit la brochure pour le personnel tout en imaginant le décor d’une pièce de théâtre qui se déroulerait dans un grand magasin – elle ne fait qu’y passer, en attendant de décrocher un engagement comme décoratrice de théâtre. Son ami Richard voudrait qu’elle l’accompagne en France l’été suivant, mais elle a du mal à s’imaginer là-bas, et encore plus chez Frankenberg toute sa vie, comme cette vendeuse âgée, épuisée, qui lui a gentiment proposé son aide en cas de besoin.

    Richard, qu’elle fréquente depuis dix mois sans être amoureuse de lui – une liaison quasi officielle quoique indécise – vit encore chez ses parents, ce qui lui permet d’économiser, alors que Therese n’a encore qu’un tiers de la somme nécessaire pour acheter sa carte professionnelle de décorateur de théâtre. Un ami de Richard pourra peut-être l’aider à décrocher un vrai travail : Phil McElroy l’a recommandée au metteur en scène d’une comédie où il devrait jouer un rôle. Quand Phil et son frère Dannie rejoignent Richard chez elle, Dannie admire sa maquette pour Petrouchka, Phil ne lui prête guère d’attention.

    Au rayon des poupées, les vendeuses n’ont pas une minute à elles, chaque cliente sait parfaitement ce qu’elle cherche. C’est là qu’apparaît une femme « grande et blonde, longue silhouette gracieuse dans un ample manteau de fourrure, qu’elle tenait entrouvert, la main posée sur la hanche ». Captivée par ses yeux « gris, décolorés et pourtant lumineux comme le feu », Therese est quasi muette en servant « Mme H.F. Haird » comme elle l’écrira sur le bordereau de livraison – un cadeau pour sa fille.

    Séduite par les regards et la voix douce de cette cliente, la jeune femme lui envoie le jour même une carte de vœux « avec les compliments de la maison Frankenberg » signée 645-1, son numéro de vendeuse. Mme Aird téléphonera au magasin pour l’en remercier – et lui proposer de prendre un café ou un verre ensemble, « puisque c’est Noël ».

    Elles font donc connaissance. Carol interroge Therese sur sa vie, avec une note d’humour et de la curiosité dans ses yeux gris : « Vous êtes une drôle de fille. » Bientôt Therese n’a plus qu’une idée en tête, leur prochaine rencontre. Richard, qui a réservé deux cabines pour eux sur un transatlantique, sent tout de suite que quelque chose a changé chez son amie, peu enthousiaste. Therese sait qu’elle le déçoit et préfère la franchise : elle n’est pas amoureuse de lui et comprendrait très bien qu’ils cessent de se voir, mais lui est amoureux et ne veut pas renoncer à elle.

    Quand Carol l’emmène pour la première fois dans sa jolie maison à la campagne, où il n’y a personne d’autre que la bonne, sa petite fille n’est pas là. Therese lui confie tout de son passé, ses parents, Richard… L’arrivée inopinée de Harge, le mari de Carol, venu chercher quelque chose pour Rindy, leur fille, peut-être un prétexte, provoque une forte tension – une séparation ou un divorce, sans doute.

    Carol et Therese se voient de plus en plus souvent, celle-ci rencontre aussi Abby, la meilleure amie de Carol, un peu plus âgée, moins gracieuse, visiblement très complice, et un peu réticente à son égard. Quand elles ne sont pas ensemble, Carol devient l’obsession de Therese, qui a de plus en plus de mal à s’intéresser à Richard et à sa famille, chez qui elle a promis de passer pour Noël. Elle l’interroge sur l’homosexualité, mais lui n’a guère envie d’en discuter, le sujet le gêne et l’effraie même.

    Patricia Highsmith possède l’art de distiller dans ses récits suspens, mystère, détails significatifs, sans rien précipiter. Carol raconte l’histoire d’amour de deux femmes qui se découvrent l’une à l’autre, étape par étape. Therese vit son premier élan amoureux ; Carol, plus expérimentée, mène le jeu tout en se dévoilant moins. Quand son mari menace de lui retirer la garde de sa fille, le danger est grand et pour Carol et pour Therese qui n’imagine plus sa vie sans elle. Mais peut-on vivre un tel amour dans cette société qui ne veut pas en entendre parler ?

  • Révélateur

    Stevenson Caillebotte.jpg« Le parapluie, comme le visage, est en quelque sorte révélateur de celui qui le porte ; il est même beaucoup plus susceptible de trahir sa confiance. Car, tandis qu’un visage nous est, à ce jour, donné tout fait et que notre seule façon d’agir sur lui est de froncer les sourcils, de grimacer et de rire pendant les quatre premières décennies de notre vie, le parapluie est choisi parmi des centaines d’autres dans une boutique spécialisée, comme convenant le mieux au caractère de l’acquéreur. Le Philosophe du Parapluie possède là un pouvoir de diagnostic indéniable. »

    Robert Louis Stevenson, La philosophie du parapluie (L’Esprit d’aventure)

    Gustave Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie, 1877 (Art Institute of Chicago)